Afin de satisfaire les demandes reçues de publier les conférences présentées lors du «Symposium Polichinelle: entre la Mythe, la Tradition et la Contemporanéité “(21, 22 et 23 Novembre 2013, à l’Institut du Théâtre de Barcelone, organisée par la revue Puppetring, voir ici), et ayant déjà publié la version anglaise de Karim Dakroub sur le théâtre d’ombres dans le monde arabe (voir ici les articles), voilà la présentation faite par Stéphanie Lefort, directrice du Théâtre de Guignol de Lyon. Un texte qui nous parle de l’Histoire mais aussi de comment envisager le futur du personnage.

Stéphanie Lefort
Stéphanie Lefort au Symposium de Barcelone.

Guignol, fils du sol

On s’accorde à fixer l’apparition de Guignol à Lyon en 1808.

En réalité, Guignol est en gestation depuis près d’un demi-siècle. Depuis 1769 il mûrit, ses traits se précisent, il est dans l’air du temps.

1808, c’est la création officielle de Guignol mais c’est en 1769 que l’histoire devient possible, avec la naissance à Lyon de son inventeur, Laurent Mourguet. Celui-ci est l’héritier d’une histoire ancienne dont voici les grandes lignes.

Guignol
Guignol. Musée Gadagne de Lyon. Photo de Toni Rumbau.

Lyon est une ville d’influence italienne : en 43 avant JC, elle devient la capitale des Gaules au sein de l’Empire Romain.

Ses deux cours d’eau, Rhône et Saône, ainsi que les grandes routes qui la relient aux régions du nord de l’Europe font d’elle une ville de passage qui prospère grâce aux importantes foires commerciales organisées quatre fois l’an. Au XVIème siècle, sous l’influence des riches florentins, Lyon est un centre bancaire rayonnant et la ville la plus peuplée du royaume.

Guignol à Lyon
Guignol. Théâtre de Guignol de Lyon. Photo de Coline Bouvarel et Laurie Castel.

Sous l’impulsion de François Ier, l’industrie de la soie se développe et contribue à faire de la ville l’une des plus riches de France, ainsi qu’un centre culturel et intellectuel de renom.

Cette grande richesse a toutefois  son corollaire : les inégalités sociales, accentuées par l’impact des guerres de religion sur la population.

La Révolution française crée à son tour une crise économique sans précédent. Les ouvriers sont à la rue, la famine s’abat sur la ville. Les lyonnais se dressent contre la toute jeune république et des combats sanglants s’engagent. En 1793, Lyon subit un siège de deux mois avant d’être écrasée par les soldats de la Convention. La ville est rayée de la carte. On lui impose un nouveau nom : Ville-affranchie.

Atelié Canut
Intérieur d’un tisseur en soie à Lyon vers 1877. Le Monde illustré, Gravure de Jules Férat (1819 — 1889?). Image dans Wikipédia.

Le passé prestigieux de la ville a toutefois permis le développement d’un centre urbain moderne et avec lui, celui d’une classe ouvrière de poids. Au début du 19ème siècle, la vie de ces ouvriers est extrêmement dure. Dans la ville, on dénombre des dizaines de milliers de canuts[1], qui subsistent dans des conditions très précaires, sans aucune protection sociale. C’est cette précarité et le sentiment d’injustice qui en découle qui peu à peu vont faire naître dans leur esprit une conscience de classe. Cette conscience que l’enrichissement des uns se paye de l’appauvrissement des ouvriers débouchera, en 1831, sur la première révolte des canuts, qui sera aussi la première révolte issue de la classe ouvrière urbaine.

Laurent Mourguet
Laurent Mourguet. Peinture. Musée Gadagne. Photo T.R.

C’est dans ce contexte que Guignol fait son apparition.

Ainsi, son histoire commence-t-elle à Lyon, en 1769. Le 3 mars de cette année là, un certain Laurent  Mourguet voit le jour dans une famille d’ouvriers tisseurs de soie. Comme ses parents, il sera canut. C’est à cela qu’il se destine, comme tous les membres de sa famille, hommes, femmes et enfants. Aussi apprend-il le métier, mais ça ne l’empêche pas de se distraire. A cette époque, il existe à Lyon des petits théâtres populaires que l’on appelle des Crèches. On y joue, avec des marionnettes à tringle, un répertoire religieux. Le jeune Laurent, comme d’autres jeunes ouvriers de sa génération, manipule volontiers les marionnettes pendant les périodes d’hiver, depuis la Toussaint jusqu’à Pâques, selon le calendrier liturgique.

Laurent Mourguet
Laurent Mourguet. Buste avenue Doyenné à Lyon. Image dans Wipipédia.

Paradoxalement, dans ces petits théâtres, l’humour et la satire tiennent une place importante à travers la présence de deux personnages typiques : le père et la mère Coquard. Ils représentent l’esprit lyonnais : un peu grincheux, au plus près des préoccupations du quotidien.

Le Père Coquart
Le Père Coquard. Musée Gadagne. Photo de T.R.

Déjà, au sein même de ce théâtre de crèche, le profane côtoie le religieux, le premier l’emportant finalement car il est bon de rire, en ces périodes troublées.

Mère Coquard
La Mère Coquard. Musée Gadagne. Photo Toni Rumbau.

Le temps passe, Laurent grandit, se marie en 1788. Un an plus tard, la Révolution française éclate : Laurent Mourguet a 20 ans. Il prend de plein fouet cette crise sociale, économique et politique. La chute de la monarchie entraine l’effondrement de l’industrie de la soie et avec elle ce sont des milliers d’ouvriers tisseurs qui perdent leur travail et leur gagne-pain.  

Laurent,  tout jeune père de famille, ne baisse pas les bras pour autant. Il devient débardeur[2] sur les quais, marchand ambulant dans les foires de la région puis, revenant auprès des siens, il s’installe comme arracheur de dent sur une place de la ville.

Incroyable
Incroyable. Musée Gadagne. Photo de T.R.

A l’époque, l’Italie toute proche est à la mode et Mourguet, pour consoler ses patients, s’inspire des marionnettes à gaine italiennes, les burattini et de leur spectacles de Polichinelle. Fort de son expérience dans les crèches de son enfance, il devient montreur de marionnettes.

A partir de canevas de la commedia dell’arte, selon l’humeur et l’actualité du jour, son spectacle remplit une fonction de gazette et se dresse avec humour contre les injustices que subissent les petites gens.

C’est alors qu’il fait la connaissance d’un certain Thomas Ladré…

Thomas Ladré est un ardennais haut en couleur, bonimenteur, homme de théâtre, violoneux et chanteur…

Filip Auchère
Filip Auchère, avec Gnafron. Le Guignol de Lyon, Compagnie les Zonzons. Photo de Fred Lebail.

C’est aussi et surtout un grand raconteur d’histoires. Il forme avec Laurent Mourguet un couple de saltimbanque très en vogue.

Mais Thomas Ladré est un buveur invétéré. Aussi, le retrouve-t-on régulièrement endormi dans un coin, en train de cuver son vin.

Lassé des absences de son acolyte, Laurent décide de s’adjoindre un nouvel associé qui ne le trahira jamais, qui sera toujours disponible et qui le suivra partout : il sculpte, à l’effigie de Thomas Ladré, la première marionnette du théâtre de Guignol, et il l’appelle : Gnafron.

Gnafron
Gnafron. Musée du TOPIC de Tolosa. Photo de T.R.

Il s’appelle Gnafron parce que Gnaf, en vieux lyonnais, ça veut dire cordonnier, le premier métier du père Thomas.

Dans la rue, tout le monde reconnait la caricature du vieux bonimenteur, avec son gros nez rouge et sa dentition aléatoire. Promeneurs et curieux se pressent devant le castelet de Laurent Mourguet et applaudissent la prouesse : la marionnette surpasse son modèle ! Ce succès donne des idées à Laurent et très vite, il fabrique une deuxième marionnette, cette fois, à son image. Il l’appellera Guignol.

Ainsi, Laurent Mourguet, fin observateur de son époque, crée le théâtre de Guignol. Lui qui ne savait ni lire, ni écrire, il fait de son personnage le miroir de cette classe ouvrière, qu’il connait si bien. C’est de  ces expériences de luttes, de révolte, de liens conflictuels avec le patronat,  qu’il s’inspirera pour inventer  ses futures histoires.

Des spectacles sous surveillance

Au début, les spectacles de Guignol ne sont pas des spectacles pour enfants.

Laurent Mourguet – et plus tard sa descendance- joue dans la rue, dans les cabarets, dans des arrière-salles bondées où vient se distraire une population très hétéroclite : étudiants, bourgeois en goguette, ouvriers et employés, cocottes et demi-mondaines.

Gendarme
Gendarme. Musée du TOPIC de Tolosa. Photo de T.R.

Ce sont des spectacles parfois grivois, toujours satiriques. On y exprime les humeurs du jour et le public est invité à donner de la voix. Chacun règle ses comptes, dans la salle et sur la scène.

La censure veille au grain et les théâtres dits « à la Guignol » sont particulièrement surveillés. Les représentations sont soumises à autorisation du préfet. Les premières traces de mise par écrit du répertoire apparaissent dès lors sous le Second Empire : en 1852, les esprits sont encore marqués par les révoltes lyonnaises. Les ouvriers lyonnais… et le succès de Guignol font peur, ce qui se traduit par le contrôle des lieux de réunions publiques et des théâtres.

Marionnettes de Guignol
Mur des marionnettes du Théâtre Guignol de Lyon.

On peut dire que, grâce à la censure, nous avons conservé la trace des premières pièces de Guignol et de nombreux manuscrits sont arrivés jusqu’à nous.

Un peu plus tard, en 1865, un magistrat grand amateur de folklore local éditera le premier recueil des pièces de Guignol. Il s’agit de Jean-Baptiste Onofrio. Ce notable bourgeois bon teint s’intéresse aux vieux langages, aux patois régionaux. Le soir, à l’insu de son épouse et de ses enfants, il se glisse dans les cabarets où se jouent les pièces de Guignol et il relève par écrit les pièces qui y sont jouées. Il prend soin, bien entendu, d’éliminer tout ce qui pourrait choquer la morale bourgeoise et le bon goût.

Café Guignol
Intérieur du théâtre du quai Siant-Antoine, vers la fin du XIXème siècle.

Pour certains « guignolistes », le recueil Onofrio est la première grande trahison de l’esprit de Guignol.

La première, mais pas la dernière : à partir de la fin du 19ème siècle et jusqu’au milieu du XXème siècle, chroniqueurs, historiens, notables lyonnais, tous s’attacheront à faire de Guignol le symbole du parfait ouvrier, honnête et travailleur. Les spectacles deviendront un divertissement moralisateur à l’usage des petits enfants… On est alors très loin de l’esprit de liberté et de satire qui animait la famille Mourguet.

L’envol de Guignol

C’est vrai, la figure de Guignol est fortement ancrée dans un espace géographique et social. La propagande engagée à la fin du 19ème siècle imprègne toujours la réputation de cette marionnette jugée ringarde et uniquement destinée aux enfants. Dans le dictionnaire Larousse des noms communs, un guignol est une personne stupide. Cette référence péjorative émaille quotidiennement les discours : « un tel est un bon à rien, c’est un guignol… », « ces guignols qui nous gouvernent… ». Rien de bien sympathique, et pourtant … Le théâtre de marionnette affiche complet à chaque saison.

Guignol de Lyon
Marionnettes du Théâtre Guignol de Lyon. Photo de Fred Lebail.

Alors ? C’est sûr qu’il n’est pas idiot, Guignol, mais complexe en cela qu’il réunit sous son chapeau de cuir la naïveté de l’enfant, l’insolence d’une jeunesse qui n’a pas froid aux yeux et la sagesse du vieux sage revenu de l’enfer. Est-ce pour cela qu’il touche toutes les générations de spectateurs ? Sans doute : dans le noir de la salle de spectacle, le grand-père raisonnable rêve, comme son petit-fils, aux coups de tavelle[3] qu’il aimerait tant distribuer autour de lui.  Il y a chez ce personnage, n’en déplaise aux conservateurs du 19ème siècle, l’universalité d’une rébellion contre l’ordre établi. Chez Guignol, nous sommes tous des opprimés. Son rire nous console.

Guignol est un stéréotype : s’il ressemble à la ville où il est né, si son castelet attire la  communauté du petit peuple lyonnais, bien vite il s’en échappe. Il prend son envol et fabrique, par sa physionomie,  son langage étrange, ses actions, une collectivité plus large à l’échelle du monde.

Guignol
Guignol. Musée du TOPIC de Tolosa. Photo de T.R.

Parce qu’il est né démodé, Guignol n’est d’aucune paroisse, d’aucune époque, hors des modes précisément et c’est ce qui fait sa force. C’est aussi sa limite. S’il peut tout dire, il peut dire tout… et n’importe quoi. On l’a vu au fil des siècles : nourri au sein de la classe ouvrière, il a servi de porte-drapeau aux bellicistes de la Première guerre mondiale comme aux militants pacifistes. Aujourd’hui, sa silhouette sert de logo aux groupuscules fascistes installés dans le Vieux-Lyon tandis qu’au théâtre municipal, il se dresse contre toutes les formes d’extrémismes. C’est ça aussi, Guignol: un personnage dans un costume trop grand pour lui, qui prend le ton de celui qui l’anime. Ton moqueur, ton méprisant, ton rageur, ton railleur,  mais toujours un ton au dessus du commun des mortels et son bâton comme auxiliaire de la justice populaire.

Damis Weis
Damis Weis et son Polichinelle, avec qui introduit les représentations de Guignol au Théâtre La Maison de Guignol, de Lyon.

Le regain d’intérêt pour la marionnette à gaine, que l’on observe depuis quelques années chez les jeunes marionnettistes, laisse  à penser que l’artiste a des fourmis dans les doigts et sa langue le démange. Guignol est là pour eux : son art, c’est celui de l’adresse urbi et orbi, du coup de gueule, du coup de fouet revigorant.

Son castelet, longtemps décrié – les « modernes » n’ont de cesse de vouloir le supprimer – c’est aussi son arme fatale. Comme la voix, pour porter, a besoin de son porte-voix, la marionnette à gaine n’est jamais si pertinente que dans son castelet. Tréteaux et théâtre à la fois, mobile, léger, un jour à la ville, le lendemain à la campagne, le castelet est bien plus qu’un château. C’est un royaume et Guignol est son prince.

Jouer Guignol, est un exercice difficile et solitaire. Capitaine de navire et mécanicien, à la fois sur le pont et dans la salle des machines.  Quelle responsabilité ! S’il sert avec conscience son personnage, cela fera du marionnettiste un sur-homme, comme on rêva un jour de sur-marionnette !

Inventer Guignol aujourd’hui ? Avant toutes choses, en revenir au castelet comme principe fondateur. Reconstruire le castelet pour  à nouveau faire entendre le cœur du réacteur, ce trou noir d’où provient l’énergie nécessaire au spectacle, à l’abri du regard des non-initiés,  (heureusement car il y règne une chaleur du diable).

Le castelet d’où s’échappent le drame et les rires de Guignol dit du théâtre une chose essentielle : la vérité se cache dans l’abîme.

Stéphanie Lefort

2013-11-30


[1] Canut : désigne les ouvriers tisseurs de soie.

[2] Débardeur : ouvrier qui décharge les marchandises sur les quais.

[3] Tavelle : le bâton de Guignol, très utile pour rosser le gendarme.